Monsieur l'Ambassadeur,
Monsieur le Recteur,
Mesdames et Messieurs,
Monsieur le Recteur, je ne sais comment vous exprimer ma profonde reconnaissance, à vous-même et au Conseil de l'Université Laval, pour le grand honneur que vous m'avez fait en me décernant ce doctorat honoris causa. En m'envoyant avant-hier un magnifique bouquet de fleurs, vous m'avez dit que vous me souhaitiez la bienvenue dans la grande famille de l'Université Laval. Cet esprit de famille, je l'ai éprouvé d'une manière très émouvante pendant le colloque d'hier, organisé par J. M. Narbonne sur Gnose et philosophie. Mais déjà Madame Josée Sauvageau et d'ailleurs aussi à l'Ambassade du Canada, Madame Halatcheff, m'avaient, depuis plusieurs semaines, témoigné leur sollicitude très cordiale dans les préparatifs de cette fête.
Qu'une université canadienne, et tout spécialement la célèbre Université Laval, si intimement liée à notre histoire de France, ait eu la délicate attention de me conférer la présente distinction, me touche tout particulièrement. Car mes différentes rencontres avec le Canada me l'ont rendu très cher. Tout d'abord, j'y compte beaucoup d'amis, dont certains ont été mes auditeurs fidèles, à l'École Pratique des Hautes Études ou au Collège de France, et ils sont tous devenus, à leur tour, chacun à sa manière, mes maîtres, grâce à leurs remarquables travaux. Je fais allusion ainsi à Jean-Marc Narbonne qui vient de me couvrir de fleurs, à Georges Leroux, à Richard Goulet, à Gérard Naddaf, à Paul-Hubert Poirier, et à quelqu'un à qui je dois beaucoup; mais qui fait partie d'une génération plus jeune, je veux parler de Michael Chase. Je ne parle que de ceux qui sont restés, grâce à différentes circonstances, en relation avec moi. Mais il y en a beaucoup d'autres. La plupart d'entre eux sont présents avec nous ce soir. Et il y a aussi les amis plus âgés, comme Horst Hutter, de l'Université Concordia à Montréal, Brian Stock, de l'Université de Toronto, Richard Bodéüs, de l'Université de Montréal, et William Atherton, de l'Université d'Halifax.
Le Canada m'est devenu particulièrement cher aussi, depuis mon séjour à Montréal pendant l'automne 1989, lorsque Horst Hutter et Georges Leroux nous ont invités, mon épouse et moi-même, à donner une série de conférences dans plusieurs Universités de Montréal, et que W. Atherton en a fait autant pour l'Université de Halifax. Nous avons pu découvrir et admirer, lors des discussions et des réceptions, l'intense activité intellectuelle des Universités canadiennes.
A cette occasion, nous avons pu faire aussi une autre découverte, magnifique, mais malheureusement beaucoup trop limitée, celle de la splendeur de la nature canadienne. Grâce à Horst Hutter et à son épouse, nous avons pu séjourner plusieurs jours dans les Laurentides. Je n'oublierai jamais ce que nous avons vu cet automne-là : les couleurs pourpres des arbres, les vols et les cris des oiseaux migrateurs, la solitude immense des forêts, les grands lacs paisibles et silencieux. Un peu plus tard, W. Hatherton nous faisait visiter les merveilleux paysages maritimes de la Nouvelle Écosse. Toute cette richesse des hommes et des choses du Canada m'est présente à l'esprit ce soir.
Cher Jean-Marc Narbonne, vous avez dit tout à l'heure, à mon sujet, des choses très gentilles et je vous en remercie très vivement. A mon tour, je dois exprimer mon admiration devant votre uvre philosophique, l'importance de vos travaux sur Plotin, mais aussi l'importance des remarquables réflexions métaphysiques que vous avez développées dans un ouvrage récent. Et, par ailleurs, je vous suis particulièrement reconnaissant d'avoir traduit pour la collection des traités de Plotin que je dirige, et qui, n'en déplaise à certains, a bien l'intention d'être complète, une traduction d'un traité très difficile. Enfin, je vous suis très reconnaissant pour le Colloque sur Gnose et philosophie, tout à fait passionnant, qui m'a fait éprouver la chaude affection de mes anciens auditeurs.
Les invitations à la présente cérémonie me décrivent comme philosophe. J'en ai été tout rempli d'orgueil. Mais cette bouffée de vanité s'est rapidement dissipée. Je me suis vite souvenu de ce que dit Kant : "Le philosophe n'est qu'une idée. Peut-être pourrons-nous jeter un regard vers ce modèle, l'imiter en quelques points, mais nous ne l'atteindrons jamais totalement. Un philosophe correspondant à ce modèle n'existe pas, pas plus qu'un vrai chrétien n'existe réellement." Tout ce que nous pouvons faire, c'est philosopher, c'est-à-dire nous exercer. Et d'ailleurs dans l'Antiquité, Épictète déjà avait déclaré de son côté : " Dis-toi chaque jour, non pas que tu es philosophe, mais que tu es un esclave en voie d'émancipation." Vous savez donc qui je suis réellement!
Les invitations me présentent aussi comme professeur au Collège du France, et, de ce point de vue, je voudrais dire quelques mots au sujet de ce métier d'historien de la philosophie antique que je pratique et des inquiétudes que m'inspire son avenir. Cette discipline, me semble-t-il, sera à la longue, gravement menacée, dans un monde capitaliste et technicien où ne compte que le rendement et le profit. Car, dans la perspective de l'Université moderne, l'histoire de la philosophie antique, si elle est faite sérieusement, n'est guère rentable. D'ailleurs, l'atmosphère générale de l'époque conduit, me semble-t-il, à la disparition progressive de ce que j'appellerais un rapport scientifique et objectif avec l'héritage antique, disparition qui s'explique par un phénomène très grave : la tendance que l'on peut observer dans notre monde contemporain à la perte du sens historique. Elle peut conduire à un manque d'intérêt total pour l'héritage de l'Antiquité. On ne perçoit plus la présence du passé dans le présent, on ne sait plus à quel point le présent s'explique par le passé. A vrai dire le phénomène n'est pas nouveau Au XIXe siècle déjà, Jules Michelet, dans des pages admirables de son Journal, avait dénoncé ce danger. Contre cette tendance, il évoquait la profonde unité du genre humain, dans laquelle toutes les générations sont comme un seul homme qui apprend et se souvient de ce qu'il a appris Et il ajoutait : " Celui qui s'isolerait dans un moment de la vie du monde, niant qu'il appartînt en rien aux générations écoulées, celui-là, s'il le pouvait, se réduirait à bien peu de chose: il resterait à l'état d'enfant." Et d'une manière admirable, il définissait à ce propos le rôle de l'historien: : " Produire et conserver dans l'oubli où le monde est de son passé, le lien des temps, ce lien si nécessaire, cette chaîne vitale qui, du passé mort en apparence, fait circuler la sève vers l'avenir."
Mais le métier d'historien,
et surtout d'historien de la philosophie, est difficile et exigeant.
Et, je n'hésite pas à le dire, trop de philosophes
contemporains l'ignorent. Ils n'ont pas idée du travail énorme
qui consiste à traduire les textes, à les établir
critiquement, à les commenter, à en saisir la structure
et l'enchaînement des idées. Ils ne savent pas que
l'on peut être obligé de travailler une journée
entière pour découvrir la traduction exacte d'un mot.
Beaucoup de philosophes qui parlent des textes anciens ne sont même
plus capables de juger par eux-mêmes de la valeur d'une traduction,
à plus forte raison, de l'établissement critique d'un
texte. C'est d'ailleurs là une des conséquences, parmi
bien d'autres, tout aussi désastreuses, de la régression
de l'enseignement du grec et du latin, à laquelle on assiste
dans les lycées. Par ailleurs, certains philosophes ont même
tendance à lire Aristote par exemple, comme si c'était
un auteur contemporain et à s'étonner qu'il fasse
des fautes de logique comme s'il avait pu lire les Principia
mathematica de Russell. On en arrivera ainsi à prendre
les textes à la lettre comme font les fondamentalistes, et,
comme les fondamentalistes, à projeter dans les textes le
sens que l'on veut soi-même y trouver. D'une manière
générale, on aura tendance à ne pas prendre
en compte tout l'arrière plan, historique, culturel, social,
littéraire, rhétorique, ou encore les soucis pédagogiques
des philosophes antiques, données essentielles qui sont indispensables
à une compréhension plénière des textes.
Nous vivons aussi à l'ère du soupçon et du
mépris. Les psychanalystes, et surtout les profanes qui se
piquent de connaître quelque chose à la psychanalyse,
ont tendance à déceler les pires déviations
dans les comportements les plus innocents. Nos exégètes
contemporains restent trop souvent prisonniers de ces idées
préconçues qui flattent le goût du jour. Ce
sont les stoïciens surtout - mais aussi des épicuriens
comme Lucrèce -qui sont les principales victimes de ces présentations
partiales, et orientées, et qui vont contre l'évidence
des textes. La raison de l'infortune des stoïciens, c'est qu'ils
parlent de devoir et de conscience morale. Je ne prendrai qu'un
exemple, celui de l'attitude des stoïciens à l'égard
des combats de gladiateurs. Plusieurs historiens ont dit et répété
qu'aux yeux du stoïcien Sénèque, ces combats
devaient être proscrits, non pas parce qu'ils étaient
dégradants et cruels pour la personne humaine des gladiateurs,
mais parce qu'ils étaient dégradants pour le spectateur.
Les stoïciens auraient donc été insensibles aux
souffrances d'êtres considérés comme inférieurs.
Et pourtant Sénèque a écrit en toutes lettres
: " C'est un sacrilège d'apprendre à l'homme
de donner et de recevoir des blessures." Et surtout il a eu
cette formule extraordinaire : "L'homme, cette chose sacrée
pour l'homme, on l'égorge de nos jours par jeu et par passe-temps."
Je crois qu'ici les textes sont suffisamment clairs.
Mais cet exemple de Sénèque nous laisse entrevoir aussi une autre chose : à quel point notre monde moderne aurait besoin de réapprendre les leçons de la philosophie antique. Dans ce monde où tout se vend, même les hommes, dans ce monde où des chefs d'État n'hésitent pas, sans scrupule et avec une parfaite bonne conscience, à provoquer la mort d'enfants innocents, ne faudrait-il pas retrouver la mémoire et le sens de ces mots de Sénèque : "L'homme, cette chose sacrée pour l'homme. "
Je vous remercie.