entete Université Laval

Discours de Son Excellence
la très honorable Adrienne Clarkson
à l’occasion de la remise d’un doctorat honorifique
de l’Université Laval Québec, le jeudi 10 octobre 2002

C’est avec une profonde fierté que j’accepte ce doctorat honoris causa de l’Université Laval. C’est une heureuse coïncidence que d’être ainsi honorée lors du 150e anniversaire de l’établissement de l’Université Laval avec sa charte royale. C’est également le 50e Anniversaire des gouverneurs généraux canadiens. En tant que Gouverneure générale, je suis heureuse de suivre les traces de mon prédécesseur, Vincent Massey, que vous aviez honoré de la même manière en 1952.

Les origines de cette université, qui date du tout début de la fondation de ce pays, remontent à monseigneur François Laval – l’évêque de la Nouvelle-France – qui fonda le Séminaire de Québec après avoir obtenu l’autorisation de Louis XIV.

L’Université Laval a une très longue histoire dans le domaine de l’éducation sur ce continent. Et les Canadiens ne sont pas les seuls à être fiers de cet établissement. Partout dans le monde, l’Université Laval est reconnue comme un lieu où brille la flamme de la recherche, de la bonne pédagogie, de l’excellence intellectuelle. Elle est à l’origine de toute l’œuvre d’éducation de langue française à ce niveau, car son deuxième campus à Montréal est devenu plus tard l’Université de Montréal.

Dans tout le pays, l’Université Laval jouit du plus grand respect de tous. Ici, vous avez su harmoniser la rigueur de la mission éducative et les valeurs humanistes, tout en demeurant profondément axés sur les fins ultimes du savoir humain. Vous avez atteint le difficile équilibre entre l’émerveillement du plaisir d’apprendre et les exigences du monde actuel. Il s’agit là d’une question délicate avec laquelle toutes les universités sont aux prises. La capacité de combiner deux constituantes fondamentales de l’éducation – transmettre valeurs et savoir en un modèle cohérent – constitue un accomplissement qui fait la réputation de l’université Laval, une réputation qui s’étend bien au-delà des frontières de ce campus.

Lors de nos fréquents séjours à la Citadelle, ici à Québec, mon mari, John Ralston Saul, et moi sommes à même de constater tout le travail qui s’accomplit ici – en droit civil, en sciences politiques, en histoire, en philosophie, en médecine, pour ne nommer que quelques domaines. Cette activité témoigne de la vitalité et de l’énergie que transmets l’université à ses semblables dans le monde entier. Durant nos visites d’État en Argentine, au Chili et en Allemagne nous avons été très heureux d’être accompagnés par d’éminents universitaires et écrivains de la ville de Québec comme, Alain Cloutier, Thomas De Koninck, Renée Dupuis, Guy Laforest et Pierre Morency.

Pionnière dans l’étude du Nord, l’université Laval nous a aidé à prendre conscience que le monde nordique fait partie de notre identité canadienne. Comme Pierre Morency l’a dit dans un de ses poèmes les plus émouvants: « La boussole n’est pas dans le nord, la boussole est en nous. » C’est à l’Université Laval que le mot « nordicité » a été inventé par le professeur Hamelin et, de concert avec l’Université de Calgary, vous avez tracé la voie à toutes les études qui ont porté sur nos régions nordiques. Nous devons nous rendre compte, en tant que Canadiens, de l’importance que ces régions auront désormais.

Mon prédécesseur, Vincent Massey, a exprimé ainsi la mission de l’Université Laval : « La culture française au service de la nation canadienne. » Pour les gens de cœur et d’esprit, cette grande tradition formera toujours la trame du savoir acquis ici. Massey a également déclaré: « Et le peuple canadien, quelle que soit la culture à laquelle il puise la nourriture de son esprit, est reconnaissant à Laval d’avoir voulu être, et d’avoir, en fait, été si efficacement le pont qui, jeté par-dessus les eaux jadis tumultueuses mais aujourd’hui heureusement paisibles de notre histoire, ouvre la voie à des échanges spirituels dont la fréquence et la continuité sont les plus belles promesses d’une véritable amitié canadienne. »

Aujourd’hui, je reçois cet hommage dans le cadre d’un colloque qui examine le rôle des médias dans l’édification du « patrimoine ».

Il est particulièrement intéressant pour moi de me voir décerner ce doctorat à l’occasion de la conférence intitulée Les Médias et le Patrimoine. Et je suis vraiment heureuse que l’événement se déroule en français. Le « patrimoine » est un concept clair et intéressant en français, mais qui n’est pas si facile à traduire en anglais. J’ai toujours trouvé que les mots heritage ou inheritance ne correspondent pas tout à fait à la notion de patrimoine, étant donné que « patrimoine » englobe à la fois l’héritage bâti, la mémoire culturelle et le sens d’appartenance à une continuité historique.

L’analyse des façons dont la mémoire culturelle est affectée par les médias, particulièrement la télévision, est un sujet qui m’intéresse beaucoup. Comme vous le savez, j’ai passé la plus grande partie de ma carrière à la télévision – dans tous les domaines du reportage télévisé, à l’exception des sports. J’ai également eu la chance d’y avoir une carrière de plus de 35 ans. D’ailleurs, on me le rappelle constamment depuis quelques semaines, avec les émissions que diffuse la CBC Radio-Canada pour célébrer son 50e anniversaire. Il est d’ailleurs plutôt déconcertant de se voir dans des émissions produites dans quatre décennies différentes – les années 60, 70, 80 et 90!

Je me suis vue, tout récemment, parler à Leonard Cohen après son premier enregistrement en 1966, interviewer le shah d’Iran en 1976, et présenter Richard Desjardins à un auditoire anglophone en 1992. Ce que j’en ai pensé? Je dois dire que le fait de revoir à l’écran mon travail et celui de mes collègues au cours de ces trois décennies et demie confirme, selon moi, ce que Marshall McLuhan affirme dans Pour comprendre les médias : « la télévision ne fonctionne pas comme une toile de fond : c’est le rôle de la radio. La télévision vient chercher le spectateur. » C’est un moyen de communication que McLuhan qualifie de « gros plan » et c’est pourquoi je pense qu’il s’agit du moyen de communication idéal pour le Canada. La télévision nous invite à participer, suscite une réaction alors que le cinéma, au contraire, fait de nous de passifs consommateurs d’action.

La raison d’être d’émissions de télévision comme the fifth estate, Take Thirty ou Adrienne Clarkson Presents est de formuler la question. L’entrevue représente le cortex cérébral du format qu’est la télévision et les terminaisons nerveuses qui en émanent donnent vie à l’émission. C’est l’expression de la question, et non la réponse donnée, qui constitue le moment le plus révélateur, car l’oeil de la caméra est alors fixé sur le visage de la personne interviewée. Le désarroi, voire la répugnance, qui se lisait dans les yeux du shah d’Iran quand je lui ai demandé si la torture existait en Iran, s’est intensifiée chaque fois que j’ai reposé la question, à trois reprises, refusant implicitement ses réponses.

L’intervieweur expérimenté qui comprend ce moyen de communication sait fort bien qu’il est impossible d’esquiver une question posée au moins deux fois. L’intervieweur estime qu’il est en droit d’obtenir une réponse. Pourquoi? Parce que la télévision est un moyen de communication réactif, autant pour le sujet de l’entrevue que pour le spectateur. L’intervieweur amorce la chaîne de réaction non seulement en posant les questions, mais également en tirant profit de la présence d’une seule caméra. Très peu d’émissions ont les moyens financiers, ou surtout, le désir d’avoir deux caméras en position – une sur le sujet, l’autre sur l’intervieweur.

Quand on regarde une entrevue, on pense que les questions ont été posées suivant le rythme normal de l’entrevue. Mais en fait, la caméra est d’abord fixée uniquement sur le sujet de l’entrevue,, puis la caméra est tournée vers l’intervieweur et les questions sont posées de nouveau. Toutes les entrevues qu’on voit dans les bulletins de nouvelles sont faites de cette manière. Les intervieweurs acquièrent leur valeur aux yeux du réalisateur-producteur par leur habileté à reproduire le ton, les mots, l’émotion des questions telles que posées initialement. Les questions reposées et les réactions passent ensuite à la salle de montage où les images sont assemblées de manière à donner au spectateur l’impression d’une « conversation » continue, tout à fait naturelle. Mais en réalité, ce qu’on voit est la reconstruction d’un événement, souvent réorganisé grâce à un habile montage. Quiconque a travaillé dans le domaine de la télévision, devant la caméra ou à la réalisation, sait que le montage est essentiel à la reconstruction de la réalité à partir des réactions.

Tout débat informé sur les médias doit avant tout reposer sur la connaissance essentielle de la façon dont se fait la télévision, et les théories suivront. Le cinéma se fait de la même manière, avec une seule caméra qui capte des réactions mutuelles et un dialogue. Parfois, on en utilise plusieurs, pour filmer un accident de train, par exemple, mais c’est l’exception. Les films – dont les séquences ne sont jamais tournées dans l’ordre – présentent une histoire fictive que nous sommes appelés à absorber et à consommer. Devant une émission de télévision, nous sommes appelés à juger les réactions dans une simulation de la réalité.

Cette distinction est très importante. Si la télévision est une affaire de processus et de réactions, on comprend alors le triomphe du documentaire, où tout est processus et réactions. Nous savons tous que les Canadiens, grâce à l’Office national du film et à tous ses réseaux, ont fait la gloire du film documentaire.

Ces constatations offrent peut-être un début d’explication de notre personnalité, anglophone et francophone. Qu’il s’agisse de Mark Starowicz ou de Jacques Godbout, chercher à obtenir une réaction est une fin en soi, et cette recherche demeure un parcours personnel, intime.

Voilà une grande différence, car l’intimité s’établit entre la télévision et le spectateur. Celui-ci est essentiellement seul face à l’écran. Et même si le petit écran est devenu aujourd’hui beaucoup plus grand, au point de dominer la pièce, ça ne change rien au fait que c’est toujours la télévision. Et la télévision livre un message différent.

Comme l’a dit McLuhan, le gros plan définit la télévision. Il m’arrive souvent d’être abordée par des gens qui disent avoir l’impression de me connaître. Je suis convaincue que ce n’est pas seulement parce que j’ai fait plus de 3 000 émissions de télévision et que j’ai un certain statut de célébrité. C’est plutôt parce qu’ils m’ont vue pendant tellement longtemps dans des situations réactives qu’ils se sont identifiés à moi. Et les Canadiens sont des gens très réactifs. Nous aimons d’abord voir et entendre, puis émettre nos opinions ensuite. La télévision est le moyen de communication canadien par excellence, parce que c’est un continuum qui présente une part d’ambiguïté et qui permet de lire dans l’image différents messages. Et nous aimons généralement entendre tous les points de vue avant de nous prononcer.

La première fois que j’ai été consciente du pouvoir de la télévision, c’était lors du débat entre Richard Nixon et John F. Kennedy, avant l’élection présidentielle américaine de 1960. Je venais de finir mes études universitaires et je n’avais pas les moyens d’avoir un téléviseur, alors j’ai écouté le débat à la radio, et la conclusion était pour moi évidente. Les réponses de Richard Nixon étaient étudiées, logiques, substantielles, et il s’exprimait simplement, dans un anglais nord-américain universel.

Kennedy, par contre, avec son fort accent « bostonien », paraissait confus, hésitant, comme s’il piétinait pour trouver ses réponses. Le lendemain matin, je me suis rendue compte en parlant à des amis qui avaient vu le débat à la télévision que leur impression était complètement à l’opposé de la mienne. Ils trouvaient que Kennedy était l’homme du moment et que Nixon avait été trop parfait, trop préparé. C’est ainsi que j’ai appris qu’à la télévision il est bon de paraître capable d’ambiguïté, parce que le spectateur considère d’abord la façon dont les autres réagiront à ce personnage – ou du moins à l’image qu’ils se font de ce personnage.

Par conséquent, la télévision constitue une importante coupure dans la longue ligne littérale de notre manière de comprendre les choses. Jusqu’à ce que la télévision arrive et s’implante d’une manière définitive, notre relation avec le monde nous permettait de définir notre mémoire culturelle. Mais la télévision interpelle tout le monde en même temps, que ce soit pour être témoin d’avions s’écrasant dans les plus hauts édifices du monde ou pour voir le Super Bowl.

Télécommande en main, nous rassemblons ces images faites de bandes dessinées, de préparation de repas végétariens et de politiciens se critiquant les uns les autres. Notre sens de l’histoire actuelle est une courtepointe d’éléments disparates réunis au gré de chacun. Même la formule du déroulement des émissions y contribue. Chaque magazine télévisé comprend habituellement trois éléments, que ce soit une émission d’une heure ou d’une demi-heure : un sujet long et sérieux comme segment principal de l’émission, une question d’ordre sociologique comme second élément et une rubrique courte, personnelle et amusante pour terminer. Nous nous créons une histoire qui est déterminée par la durée d’attention et par le degré de divertissement (dans son sens le plus profond). On cherche désormais à créer un produit irréprochable du point de vue technique, même si le sujet est en lui-même complexe, difficile ou audacieux.

Naturellement, la télévision a aussi le rôle de fournir des émissions sur l’histoire proprement dite. Nous l’avons vu récemment avec la série de Radio-Canada, Le Canada : une histoire populaire. Mais, à bien des égards, ce genre d’information ne correspond pas à la production régulière de la télévision. Si cette série a atteint une si grande cote d’écoute et a généré tant d’intérêt, c’est parce que les gens voulaient sentir qu’ils font partie d’un grand tout. La nature du lien entre ce que fait la télévision maintenant et ce que peut accomplir la mémoire culturelle est extrêmement difficile à discerner.

C’est pourquoi le rôle de l’Université Laval est d’autant plus vital, d’autant plus important, étant donné votre longue tradition ininterrompue de transmission du savoir et d’usage de la langue française. Les questions et les hypothèses que soulève notre société « médiatisée » doivent être examinées à la loupe du jugement éclairé de nos citoyens, particulièrement de ceux qui ont eu l’avantage d’avoir une excellente éducation, comme celle que vous offrez.

Ce n’est pas nécessairement une question de conflit, mais plutôt de connaissance. En créant l’histoire, nous devons y participer intellectuellement, avec confiance. Northrop Frye a dit que le raffinement, c’est la capacité d’aborder la culture avec le minimum d’angoisse. Pour le bien de notre patrimoine, essayons tous d’atteindre cet état du plus grand raffinement, avec le moins d’angoisse possible.

Merci.

 
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