Cest avec une profonde fierté que jaccepte ce doctorat honoris causa de lUniversité Laval. Cest une heureuse coïncidence que dêtre ainsi honorée lors du 150e anniversaire de létablissement de lUniversité Laval avec sa charte royale. Cest également le 50e Anniversaire des gouverneurs généraux canadiens. En tant que Gouverneure générale, je suis heureuse de suivre les traces de mon prédécesseur, Vincent Massey, que vous aviez honoré de la même manière en 1952.
Les origines de cette université, qui date du tout début de la fondation de ce pays, remontent à monseigneur François Laval lévêque de la Nouvelle-France qui fonda le Séminaire de Québec après avoir obtenu lautorisation de Louis XIV.
LUniversité Laval a une très longue histoire dans le domaine de léducation sur ce continent. Et les Canadiens ne sont pas les seuls à être fiers de cet établissement. Partout dans le monde, lUniversité Laval est reconnue comme un lieu où brille la flamme de la recherche, de la bonne pédagogie, de lexcellence intellectuelle. Elle est à lorigine de toute luvre déducation de langue française à ce niveau, car son deuxième campus à Montréal est devenu plus tard lUniversité de Montréal.
Dans tout le pays, lUniversité Laval jouit du plus grand respect de tous. Ici, vous avez su harmoniser la rigueur de la mission éducative et les valeurs humanistes, tout en demeurant profondément axés sur les fins ultimes du savoir humain. Vous avez atteint le difficile équilibre entre lémerveillement du plaisir dapprendre et les exigences du monde actuel. Il sagit là dune question délicate avec laquelle toutes les universités sont aux prises. La capacité de combiner deux constituantes fondamentales de léducation transmettre valeurs et savoir en un modèle cohérent constitue un accomplissement qui fait la réputation de luniversité Laval, une réputation qui sétend bien au-delà des frontières de ce campus.
Lors de nos fréquents séjours à la Citadelle, ici à Québec, mon mari, John Ralston Saul, et moi sommes à même de constater tout le travail qui saccomplit ici en droit civil, en sciences politiques, en histoire, en philosophie, en médecine, pour ne nommer que quelques domaines. Cette activité témoigne de la vitalité et de lénergie que transmets luniversité à ses semblables dans le monde entier. Durant nos visites dÉtat en Argentine, au Chili et en Allemagne nous avons été très heureux dêtre accompagnés par déminents universitaires et écrivains de la ville de Québec comme, Alain Cloutier, Thomas De Koninck, Renée Dupuis, Guy Laforest et Pierre Morency.
Pionnière dans létude du Nord, luniversité Laval nous a aidé à prendre conscience que le monde nordique fait partie de notre identité canadienne. Comme Pierre Morency la dit dans un de ses poèmes les plus émouvants: « La boussole nest pas dans le nord, la boussole est en nous. » Cest à lUniversité Laval que le mot « nordicité » a été inventé par le professeur Hamelin et, de concert avec lUniversité de Calgary, vous avez tracé la voie à toutes les études qui ont porté sur nos régions nordiques. Nous devons nous rendre compte, en tant que Canadiens, de limportance que ces régions auront désormais.
Mon prédécesseur, Vincent Massey, a exprimé ainsi la mission de lUniversité Laval : « La culture française au service de la nation canadienne. » Pour les gens de cur et desprit, cette grande tradition formera toujours la trame du savoir acquis ici. Massey a également déclaré: « Et le peuple canadien, quelle que soit la culture à laquelle il puise la nourriture de son esprit, est reconnaissant à Laval davoir voulu être, et davoir, en fait, été si efficacement le pont qui, jeté par-dessus les eaux jadis tumultueuses mais aujourdhui heureusement paisibles de notre histoire, ouvre la voie à des échanges spirituels dont la fréquence et la continuité sont les plus belles promesses dune véritable amitié canadienne. »
Aujourdhui, je reçois cet hommage dans le cadre dun colloque qui examine le rôle des médias dans lédification du « patrimoine ».
Il est particulièrement intéressant pour moi de me voir décerner ce doctorat à loccasion de la conférence intitulée Les Médias et le Patrimoine. Et je suis vraiment heureuse que lévénement se déroule en français. Le « patrimoine » est un concept clair et intéressant en français, mais qui nest pas si facile à traduire en anglais. Jai toujours trouvé que les mots heritage ou inheritance ne correspondent pas tout à fait à la notion de patrimoine, étant donné que « patrimoine » englobe à la fois lhéritage bâti, la mémoire culturelle et le sens dappartenance à une continuité historique.
Lanalyse des façons dont la mémoire culturelle est affectée par les médias, particulièrement la télévision, est un sujet qui mintéresse beaucoup. Comme vous le savez, jai passé la plus grande partie de ma carrière à la télévision dans tous les domaines du reportage télévisé, à lexception des sports. Jai également eu la chance dy avoir une carrière de plus de 35 ans. Dailleurs, on me le rappelle constamment depuis quelques semaines, avec les émissions que diffuse la CBC Radio-Canada pour célébrer son 50e anniversaire. Il est dailleurs plutôt déconcertant de se voir dans des émissions produites dans quatre décennies différentes les années 60, 70, 80 et 90!
Je me suis vue, tout récemment, parler à Leonard Cohen après son premier enregistrement en 1966, interviewer le shah dIran en 1976, et présenter Richard Desjardins à un auditoire anglophone en 1992. Ce que jen ai pensé? Je dois dire que le fait de revoir à lécran mon travail et celui de mes collègues au cours de ces trois décennies et demie confirme, selon moi, ce que Marshall McLuhan affirme dans Pour comprendre les médias : « la télévision ne fonctionne pas comme une toile de fond : cest le rôle de la radio. La télévision vient chercher le spectateur. » Cest un moyen de communication que McLuhan qualifie de « gros plan » et cest pourquoi je pense quil sagit du moyen de communication idéal pour le Canada. La télévision nous invite à participer, suscite une réaction alors que le cinéma, au contraire, fait de nous de passifs consommateurs daction.
La raison dêtre démissions de télévision comme the fifth estate, Take Thirty ou Adrienne Clarkson Presents est de formuler la question. Lentrevue représente le cortex cérébral du format quest la télévision et les terminaisons nerveuses qui en émanent donnent vie à lémission. Cest lexpression de la question, et non la réponse donnée, qui constitue le moment le plus révélateur, car loeil de la caméra est alors fixé sur le visage de la personne interviewée. Le désarroi, voire la répugnance, qui se lisait dans les yeux du shah dIran quand je lui ai demandé si la torture existait en Iran, sest intensifiée chaque fois que jai reposé la question, à trois reprises, refusant implicitement ses réponses.
Lintervieweur expérimenté qui comprend ce moyen de communication sait fort bien quil est impossible desquiver une question posée au moins deux fois. Lintervieweur estime quil est en droit dobtenir une réponse. Pourquoi? Parce que la télévision est un moyen de communication réactif, autant pour le sujet de lentrevue que pour le spectateur. Lintervieweur amorce la chaîne de réaction non seulement en posant les questions, mais également en tirant profit de la présence dune seule caméra. Très peu démissions ont les moyens financiers, ou surtout, le désir davoir deux caméras en position une sur le sujet, lautre sur lintervieweur.
Quand on regarde une entrevue, on pense que les questions ont été posées suivant le rythme normal de lentrevue. Mais en fait, la caméra est dabord fixée uniquement sur le sujet de lentrevue,, puis la caméra est tournée vers lintervieweur et les questions sont posées de nouveau. Toutes les entrevues quon voit dans les bulletins de nouvelles sont faites de cette manière. Les intervieweurs acquièrent leur valeur aux yeux du réalisateur-producteur par leur habileté à reproduire le ton, les mots, lémotion des questions telles que posées initialement. Les questions reposées et les réactions passent ensuite à la salle de montage où les images sont assemblées de manière à donner au spectateur limpression dune « conversation » continue, tout à fait naturelle. Mais en réalité, ce quon voit est la reconstruction dun événement, souvent réorganisé grâce à un habile montage. Quiconque a travaillé dans le domaine de la télévision, devant la caméra ou à la réalisation, sait que le montage est essentiel à la reconstruction de la réalité à partir des réactions.
Tout débat informé sur les médias doit avant tout reposer sur la connaissance essentielle de la façon dont se fait la télévision, et les théories suivront. Le cinéma se fait de la même manière, avec une seule caméra qui capte des réactions mutuelles et un dialogue. Parfois, on en utilise plusieurs, pour filmer un accident de train, par exemple, mais cest lexception. Les films dont les séquences ne sont jamais tournées dans lordre présentent une histoire fictive que nous sommes appelés à absorber et à consommer. Devant une émission de télévision, nous sommes appelés à juger les réactions dans une simulation de la réalité.
Cette distinction est très importante. Si la télévision est une affaire de processus et de réactions, on comprend alors le triomphe du documentaire, où tout est processus et réactions. Nous savons tous que les Canadiens, grâce à lOffice national du film et à tous ses réseaux, ont fait la gloire du film documentaire.
Ces constatations offrent peut-être un début dexplication de notre personnalité, anglophone et francophone. Quil sagisse de Mark Starowicz ou de Jacques Godbout, chercher à obtenir une réaction est une fin en soi, et cette recherche demeure un parcours personnel, intime.
Voilà une grande différence, car lintimité sétablit entre la télévision et le spectateur. Celui-ci est essentiellement seul face à lécran. Et même si le petit écran est devenu aujourdhui beaucoup plus grand, au point de dominer la pièce, ça ne change rien au fait que cest toujours la télévision. Et la télévision livre un message différent.
Comme la dit McLuhan, le gros plan définit la télévision. Il marrive souvent dêtre abordée par des gens qui disent avoir limpression de me connaître. Je suis convaincue que ce nest pas seulement parce que jai fait plus de 3 000 émissions de télévision et que jai un certain statut de célébrité. Cest plutôt parce quils mont vue pendant tellement longtemps dans des situations réactives quils se sont identifiés à moi. Et les Canadiens sont des gens très réactifs. Nous aimons dabord voir et entendre, puis émettre nos opinions ensuite. La télévision est le moyen de communication canadien par excellence, parce que cest un continuum qui présente une part dambiguïté et qui permet de lire dans limage différents messages. Et nous aimons généralement entendre tous les points de vue avant de nous prononcer.
La première fois que jai été consciente du pouvoir de la télévision, cétait lors du débat entre Richard Nixon et John F. Kennedy, avant lélection présidentielle américaine de 1960. Je venais de finir mes études universitaires et je navais pas les moyens davoir un téléviseur, alors jai écouté le débat à la radio, et la conclusion était pour moi évidente. Les réponses de Richard Nixon étaient étudiées, logiques, substantielles, et il sexprimait simplement, dans un anglais nord-américain universel.
Kennedy, par contre, avec son fort accent « bostonien », paraissait confus, hésitant, comme sil piétinait pour trouver ses réponses. Le lendemain matin, je me suis rendue compte en parlant à des amis qui avaient vu le débat à la télévision que leur impression était complètement à lopposé de la mienne. Ils trouvaient que Kennedy était lhomme du moment et que Nixon avait été trop parfait, trop préparé. Cest ainsi que jai appris quà la télévision il est bon de paraître capable dambiguïté, parce que le spectateur considère dabord la façon dont les autres réagiront à ce personnage ou du moins à limage quils se font de ce personnage.
Par conséquent, la télévision constitue une importante coupure dans la longue ligne littérale de notre manière de comprendre les choses. Jusquà ce que la télévision arrive et simplante dune manière définitive, notre relation avec le monde nous permettait de définir notre mémoire culturelle. Mais la télévision interpelle tout le monde en même temps, que ce soit pour être témoin davions sécrasant dans les plus hauts édifices du monde ou pour voir le Super Bowl.
Télécommande en main, nous rassemblons ces images faites de bandes dessinées, de préparation de repas végétariens et de politiciens se critiquant les uns les autres. Notre sens de lhistoire actuelle est une courtepointe déléments disparates réunis au gré de chacun. Même la formule du déroulement des émissions y contribue. Chaque magazine télévisé comprend habituellement trois éléments, que ce soit une émission dune heure ou dune demi-heure : un sujet long et sérieux comme segment principal de lémission, une question dordre sociologique comme second élément et une rubrique courte, personnelle et amusante pour terminer. Nous nous créons une histoire qui est déterminée par la durée dattention et par le degré de divertissement (dans son sens le plus profond). On cherche désormais à créer un produit irréprochable du point de vue technique, même si le sujet est en lui-même complexe, difficile ou audacieux.
Naturellement, la télévision a aussi le rôle de fournir des émissions sur lhistoire proprement dite. Nous lavons vu récemment avec la série de Radio-Canada, Le Canada : une histoire populaire. Mais, à bien des égards, ce genre dinformation ne correspond pas à la production régulière de la télévision. Si cette série a atteint une si grande cote découte et a généré tant dintérêt, cest parce que les gens voulaient sentir quils font partie dun grand tout. La nature du lien entre ce que fait la télévision maintenant et ce que peut accomplir la mémoire culturelle est extrêmement difficile à discerner.
Cest pourquoi le rôle de lUniversité Laval est dautant plus vital, dautant plus important, étant donné votre longue tradition ininterrompue de transmission du savoir et dusage de la langue française. Les questions et les hypothèses que soulève notre société « médiatisée » doivent être examinées à la loupe du jugement éclairé de nos citoyens, particulièrement de ceux qui ont eu lavantage davoir une excellente éducation, comme celle que vous offrez.
Ce nest pas nécessairement une question de conflit, mais plutôt de connaissance. En créant lhistoire, nous devons y participer intellectuellement, avec confiance. Northrop Frye a dit que le raffinement, cest la capacité daborder la culture avec le minimum dangoisse. Pour le bien de notre patrimoine, essayons tous datteindre cet état du plus grand raffinement, avec le moins dangoisse possible.
Merci.