Monsieur le Recteur,
Monsieur le Doyen,
Monsieur le Consul général de France,
Monsieur le Premier président de la Cour de Cassation,
Monsieur le Juge en chef de la Cour d'appel,
Mesdames, Messieurs les juges,
Chers collègues,
Mesdames, Messieurs,
Vous me permettrez d'abord de vous dire, Monsieur le doyen, combien je suis sensible à l'insigne honneur de recevoir le titre de docteur honoris causa de l'Université Laval.
J'y suis d'autant plus sensible que j'ai toujours estimé que, pour l'universitaire, il ne saurait y avoir plus grand honneur que celui décerné par ses pairs.
Cet honneur, je l'accepte avec joie et fierté, mais je souhaiterais vivement qu'il rejaillisse sur de nombreux collaborateurs, sans le précieux concours desquels je ne serais pas ici devant vous ce soir.
Vous avez eu, mon cher collègue, en des paroles trop élogieuses, l'amabilité de vouloir souligner, dans le déroulement de ma carrière, certaines activités professionnelles vouées au droit civil.
Il importe, toutefois, de rappeler, à cet égard, que ces travaux - souvent de longue haleine - n'ont pu être poursuivis ou réalisés que grâce à de fructueuses collaborations.
Si l'on prend, à titre d'illustration, les travaux de l'Office de revision du Code civil, - l'occasion s'y prête -, il faut, en effet, tenir compte que, malgré le texte législatif de 1955 qui, en son article 1er, confiait " la revision du Code civil à un juriste ", la réforme du droit civil a été conçue, à partir de 1965, comme une uvre de réflexion collective sur les institutions fondamentales du droit privé.
Et uvre de réflexion collective, elle le fut, sur la base d'un postulat très simple : la vocation d'un Code civil.
Un Code civil, souvent proclamé " constitution civile " d'une société, se doit d'être le reflet des réalités sociales, morales et économiques qu'il est appelé à régir.
Le Code civil de 1866, certes conçu comme un gage de survivance de la tradition civiliste française, était pourtant devenu, au milieu du XXe siècle, non seulement un symbole de permanence, mais bien une manifestation caractérisée d'immobilisme, de stagnation même, de la société.
Le vibrant appel que lançait Me Louis-Philippe Pigeon, en 1945, sur la " Nécessité d'une évolution du Droit civil "1 donne la juste mesure du décalage alors déjà grandissant entre le " civil " et le " social ", en rappelant que " le fait de garder en vigueur des principes juridiques qui ne sont plus en harmonie avec l'état présent de la société, a des conséquences graves et déplorables "; et Me Pigeon terminait son plaidoyer2 par un trait caractéristique du personnage : " L'immobilité n'est pas le lot de l'homme, l'inaction n'est pas une règle de vie ".
Au début de la Révolution tranquille, on avait fini par comprendre que l'on ne pouvait plus se contenter de quelques " retouches " occasionnelles, mais bien qu'il fallait refaire du Code civil " un corps de lois vivant, moderne, sensible aux préoccupations, accordés aux exigences, attentifs aux besoins de la société québécoise, alors déjà en pleine mutation, à la recherche d'un équilibre nouveau ".
Pour ce faire, il parut utile, comme l'avait suggéré le Pr André Tunc dans sa préface à la thèse de Madame Viney sur " Le déclin de la responsabilité civile "3 de considérer le mot "revision" dans son sens propre, c'est-à-dire " non pas de tout bouleverser, mais de tout revoir ".
C'est alors que le droit comparé a pu constituer un précieux instrument d'évolution du droit. On ne saurait nier, à cet égard, que les politiques législatives qu'adopte une société démocratique ne sont l'apanage d'aucun système juridique, notamment ni de droit civil, ni de common law; elles ne sont, en vérité, que l'expression d'idées, de concepts, de valeurs jugées conformes à ce qui paraît être juste et bon pour une société civile à une période précise de son histoire.
C'est ainsi que, déjà, en 1932, au 1er Congrès de l'Académie internationale de droit comparé4 , M. le juge Mignault, de la Cour suprême du Canada, ardent défenseur de la tradition civiliste et, notamment, de l'intégrité jurisprudentielle du droit civil, pouvait déclarer :
" Assurément, en matière de législation, il est permis de prendre son bien là où on le trouve ".
La transposition de politiques juridiques d'inspiration étrangère dans le processus de recodification paraissait, dès lors, tout à fait légitime, pourvu, bien sûr, que l'emprunt ait été intégré dans les cadres et les formes du système d'accueil, bref, comme disait Boullenois, qu'il ait été " habillé à la mode du pays ".
Il en résulte que certaines réformes proposées par l'Office de révision du Code civil, susceptibles d'opérer - comme ce fut le cas - , en maints domaines, de profondes transformations du droit civil, ne pouvaient être appréciées et jugées, ainsi que certains l'ont pensé, comme une rupture avec l'héritage civiliste. Selon l'heureuse formule de mon collègue le Pr André Morel :
" l'innovation n'est pas synonyme de trahison, ni la fidélité, condamnation du changement "
C'est dans cet esprit qu'a été élaboré le Projet de Code civil que j'ai eu l'honneur de soumettre à l'Assemblée nationale, le 20 juin 1978.
Mais si, aux termes de la loi, j'ai assumé la responsabilité du projet, je n'hésite pas à affirmer, monsieur le doyen, que le mérite véritable en revient à ces nombreux artisans : près de 150 juristes - et non des moindres - : magistrats, praticiens, universitaires, chercheurs, consultants d'ici et d'ailleurs, qui, de 1965 à 1977, ont accepté, dans un esprit de recherche libre et serein, d'apporter aux délibérations de l'Office, les fruits de leur expertise juridique et l'éclairage de leur expérience professionnelle.
Mais il fallait aussi être conscient que ce projet de Code civil n'était tout de même qu'un projet et, qu'en définitive, il appartiendrait aux autorités législatives compétentes, dans le plein exercice de leurs attributions respectives, de décider du sort qui lui serait réservé.
Cambacérès, qui s'y connaissait en rédaction de projets de code civil, écrivait, non sans raison et, peut-être avec philosophie, que " les institutions juridiques sont l'ouvrage du temps ", mais Portalis, tout en reprenant le mot de Cambacérès, avait tout aussi raison d'ajouter que " les lois sont des volontés ".
Tel fut le cas, on le sait, de l'adoption du Code civil des Français.
Tel fut, aussi, le cas de la recodification du droit civil au Québec.
Volonté, à l'Office de révision du Code civil, de proposer un projet de Code civil, avec Commentaires explicatifs, dans les deux langues législatives du Québec.
Volonté, au ministère de la Justice, de mettre fin, en 1985, à " l'étapisme législatif " qui menaçait de renvoyer la réforme aux calendes grecques.
Volonté, à l'Assemblée nationale, d'adopter, en quatre mois et demi, dans un esprit non partisan et à l'unanimité, le projet gouvernemental du Code civil du Québec, le 18 décembre 1991, soit un an, jour pour jour, après sa présentation.
C'est vous dire, monsieur le doyen, que tous ceux qui ont eu à cur de poursuivre et de mener à terme l'uvre éminemment nécessaire de recodification du droit civil étaient conscients de l'enjeu fondamental de l'entreprise : celui de contribuer à une vigoureuse renaissance, en terre canadienne, de la tradition juridique d'inspiration française qui constitue, ne l'oublions jamais, l'un des joyaux de notre patrimoine culturel.
Merci.
_________________________
1 V. Cahiers de la
Faculté des Sciences Sociales de Laval, vol. III, no 9.4,
p. 7.
2 Ibid., p. 23.
3 V. Paris, L.G.D.J., 1965, II.
4 (1932) 11 R. du D. 201, p. 210.